1970 RUGER SPORTS TOURER
La plupart des passionnés d’automobiles partagent un fantasme commun de construire un jour leur voiture. Des années d’école à gribouiller en marge des devoirs, au temps passé avec des amis à parler de voitures et de moteurs autour de quelques bières viriles, les amateurs de bagnoles rêvent toujours de l’automobile parfaite : la leur ! Bien sûr, la plupart de ces fantasmes ne sont que des rêveries occasionnelles parfaites par quelques gribouillis, mais il y a eu quelques cas dans l’histoire de l’automobile où des passionnés avaient le savoir-faire et les ressources pour créer la voiture de leurs rêves.
À la fin des années 1960, le duo père et fils William B. Ruger Sr. et Jr. a rejoint les rangs des quelques passionnés chanceux qui ont fait de leur vision d’une voiture de sport idéale une réalité. De manière pratique, ils avaient les moyens et l’accès à des ingénieurs talentueux et à une usine de fabrication de classe mondiale. Ruger Sr. était le cofondateur de la prestigieuse entreprise d’armes à feu Sturm, Ruger & Co. et Ruger Jr. a suivi de près les traces de son père, affichant un talent particulier pour l’ingénierie et la conception.
Ce duo de collectionneurs passionnés, avait une affinité particulière pour les Bentley de l’ère W.O. des années 1920, mais étaient fascinés par les Hot-Rods et les Dragsters. La paire a créé un design vierge d’un mix de ce qu’ils aimaient en automobiles, qui capturait le style, l’esprit et l’essence des grandes voitures de tourisme sportives européennes de la fin des années 1920, tout en utilisant des composants fiables, facilement disponibles et faciles à entretenir. L’élément élémentaire du projet était un châssis sur mesure avec un renfort cruciforme pour la rigidité, tels qu’étaient 95% des châssis des américaines.
Pour aider à la conception, les Ruger’s ont embauché Erwin Weiss, l’ancien chef de l’ingénierie des châssis et suspensions chez Packard. Au départ d’un châssis classique a donc été utilisé un essieu arrière rigide à glissement limité Salisbury/Dana avec des bras-tirants avec liaison parallèle. Au début, Weiss et son équipe avaient proposé une suspension avant indépendante… et bien que William Ruger Sr. ait reconnu le mérite de cette conception, son cœur ne pensait pas qu’elle correspondait au thème inspiré des années’30. Les ingénieurs sont donc retournés à la planche à dessin.
Ils ont copié l’existant en matière de vieilleries automobiles et recréé un essieu avant forgé à poutre en I pour obtenir l’aspect visuel correct de l’époque, ajoutant des stabilisateurs à quatre bras pour assurer une maniabilité plus sûre et sécurisée, réduisant simultanément les chocs à la direction qui affligeait couramment les voitures à essieu rigide et plein des années ’30. Les freins à disque auraient été adaptés aux performances espérées, mais encore une fois, le look n’était pas correct pour les Ruger’s, alors ils ont choisi les tambours de freins avec ailettes de refroidissement provenant de la Buick Riviera.
Bien sûr, rien d’autre que de grandes jantes à fils (rayons) donneraient la bonne apparence… et les Rugers se sont tournés vers Borrani pour fournir des jantes de 18 pouces. La puissance provenait de l’un des plus gros moteurs V8 des années ’60, le puissant 427ci de Ford, développant 425 chevaux, équipé de carburateurs à 4 corps, l’ensemble étant soutenu par une boîte de vitesses manuelle à quatre vitesses. Le châssis a ensuite reçu une carrosserie évocatrice des années trente, mais construite en fibre de verre renforcée avec un matériau vinyle surcollé, reprenant les techniques de la GM pour la Corvette.
Voulant rendre hommage à la carrosserie VandenPlas et au style Weymann de la Bentley que possédait Ruger Sr., le look de leur automobile devait en être similaire. Les articles d’époque publiant à la gloire des Ruger’s (eu égard à leurs largesses financières) mentionnent que le légendaire designer Tom Hibbard (auteur designer des carrosseries LeBaron, Hibbard & Darrin et autres prestigieuses beautés) a joué un rôle dans la conception de la carrosserie de la voiture rêvée par les Ruger’s, donnant au projet de l’automobile dont ils rêvaient, une crédibilité sérieuse.
Il est essentiel de distinguer qu’il ne s’agissait pas d’un projet d’arrière-cour ou de réaliser une “néo-classique” comme existeront les Excalibur’s, mais plutôt d’un effort d’ingénierie important sans aucune dépense épargnée pour préparer la voiture à la production suivie. Les Ruger’s ont dépensé un million de dollars de cette époque en recherche et développement et se sont installés “constructeurs” dans leur usine de fabrication ultramoderne à Southport, dans le Connecticut. Malgré les efforts déployés, seuls deux prototypes vont y être construits avant que le projet de fabrication en série ne soit mis de côté…
Officiellement c’était en raison de problèmes d’approvisionnement. En témoignage de la qualité inhérente des deux seules Ruger Sports Tourer, elles survivent dans un état non restauré. Une des deux est resté propriété de la famille Ruger, l’autre qui illustre cet article est la seule disponible car elle a quitté le giron familial de la famille. Depuis sa construction, cette voiture avait été détenue et chérie par William B. Ruger Jr. jusqu’à son décès en 2018. Au cours de cette période, Bill Jr. a parcouru 14.000 milles avec la Sports Tourer, exclusivement des tournées autour des maisons familiales du New Hampshire.
Un peu également à Bar Harbor, dans le Maine pour des visites extra-conjugales. Chuuuut ! Pendant toutes ces années, la voiture va rester magnifiquement conservée dans un état totalement original. Le schéma de peinture jaune et vert trahit les racines des années 1970 de la Ruger, mais elles conviennent assez bien au caractère de la voiture. La peinture a remarquablement bien survécu, avec une légère patine appropriée à la finition. La carrosserie est en excellent état avec des détails évocateurs tels que le frein à main extérieur et la grande coque de radiateur chromée avec garde en pierre en maille.
Le style Vanden Plas transpire de partout. En parlant des portes, elles sont construites en fonte d’aluminium et elles s’ouvrent et se ferment avec une précision impressionnante, reflétant l’intégrité du design et l’esprit que les Ruger’s voulaient transmettre à leur voiture. L’intérieur 100% d’origine offre de la place pour quatre passagers sur une sellerie verte à effet ancien. Un tableau de bord en panneau de bois abrite une gamme d’instruments Smiths, qui font un clin d’œil à l’inspiration britannique de la voiture et maintiennent l’aspect agréable et correct d’époque.
Lorsqu’un journaliste du magazine américain Motor Trend a conduit la Ruger pour un article dans le numéro d’octobre 1970, il a fait l’éloge de la position de conduite et du sentiment de qualité exceptionnelle de la direction et des commandes. Il a également savouré les vastes réserves de couple du V8 Ford 427ci et l’incroyable facilité avec laquelle le Ruger Sports Tourer a dévoré des kilomètres d’asphalte. Il était évident à l’époque, comme c’est le cas aujourd’hui, que la Ruger est une automobile construite dans le but de rouler “à l’ancienne” dans une voiture moderne… Soyez indulgent pour cette auto et ses gens….
La brochure de l’usine Ruger de 1969 (ils ont édité une brochure car ils voulaient la commercialiser) résume le mieux l’esprit du projet en disant : “La voiture Ruger est conçue comme une machine de voyage qui transcende complètement les aléas de la mode : c’est une possession permanente, comme un bon fusil de chasse, une selle fine ou une canne à mouche faite à la main”… On n’écrit plus de la sorte en 2023 ! Dans cet esprit, la vente présente une occasion unique d’acquérir une voiture de tourisme évocatrice qui serait un plaisir de profiter d’événements comme le rallye Copperstate 1000… Mais à quel prix ?
Lorsqu’on aime et qu’on a les moyens, on ne compte pas, on achète et paye, d’autant plus avec le sourire que son état remarquable la rend également adaptée en participation lors de concours d’élégance, car aux USA les gens sont moins regardants, Peeble Beach expose même des Hot-Rods depuis une dizaine d’années, ainsi que des Excalibur’s… Une préservation de concours puisque la bête est 100% américaine, serait certainement une entrée des plus bienvenues dans un certain nombre d’événements prestigieux.
La Ruger Sports Tourer est en effet un hommage roulant à l’une des grandes familles d’ingénieurs américains du XXe siècle, dont la passion débridée pour l’automobile a abouti à la création de cette voiture intrigante. Que se tiennent encore des grands messes pour célébrer le culte de l’automobile témoigne certes de la persistance de cette religion dans la culture américaine, mais masque mal en même temps qu’il en va de cette religion comme des autres, elles sont en déclin. C’était toute l’ambigüité de l’exposition “Fetisch Auto. Ich fahre also bin ich” qui s’est tenue au Musée Tinguely de Bâle (Suisse).
Un journaliste suisse a présenté l’exposition comme ceci : “Ou quand l’idée de la voiture est soudain à mille lieues de la futilité égocentrique et polluante à laquelle d’aucuns la confinent. Peu importe cependant que ce soit là le but de l’expo, tout indique en effet que c’est le cas, l’intéressant est que l’on peut la voir autrement. Objet technique et de désir, la voiture n’est plus ni l’un ni l’autre. A part la mort qui l’accompagne depuis ses débuts, elle n’a tenu aucune de ses promesses. En qualifiant l’automobile de cathédrale démocratisée de notre époque, Roland Barthes n’a pas réussi l’une des meilleures comparaisons”.
Autour de l’automobile se cristallise le lien étroit entre Art et Capital. Il s’opère entre les deux – et pas seulement à travers la peinture et la sculpture- des transferts d’images, l’automobile, objet de culte central de la modernité est un artefact dans lequel se synthétise de la manière la plus évidente l’esprit du capitalisme et les énergies de notre culture. La difficulté de cette thèse réside principalement dans sa temporalité : le présent de cette affirmation ne fonctionne plus. C’est encore plus vrai pour le futur. Aussi bien l’esprit du capitalisme que les énergies de notre culture sont en crise.
C’est précisément une époque où la voiture symbolisait les années glorieuses du capitalisme consumériste qui s’achève alors qu’elle est ici considérée comme pérenne. Non que l’automobile disparaisse de notre quotidien mais son statut d’objet de désir est pour le moins émoussé. La question de l’automobile n’est pas seulement celle du pétrole et des gaz à effet de serre. Si l’avenir n’appartient pas à la voiture individuelle fut-elle électrique mais au partage sous ses formes diverses, c’est aussi parce que l’auto-mobile est de plus en plus inutilement une auto-immobile.
La voiture passe 90% de son temps à l’arrêt, le reste dans les embouteillages ou à tourner en rond à la recherche d’un parking. Qu’en est-il des promesses de mobilité, d’ivresse et de liberté de l’accouplement homme-voiture ? Les Futuristes ont sacralisé la “vitesse divine” et partant la mort qui l’accompagne et la guerre qui est son essence. Le Futurisme ne relève que d’un seul art, celui de la guerre et de son essence: la vitesse. Le schéma est depuis classique dans sa chronologie : le dérapage, l’accident, l’attroupement des curieux, l’arrivée des secours. Mais l’accident met mal à l’aise.
On est en demande d’une explication “rationnelle”. En fait, la vitesse visible de la substance – celle des moyens de transport, de calcul, ou d’information – n’est jamais que la partie émergée de l’iceberg de la vitesse invisible, celle-là, de l’accident, et ceci aussi bien dans le domaine de la circulation routière que dans celui de la circulation des valeurs. Le philosophe Ernst Bloch notait qu’après les frayeurs de leur première apparition, les révolutions techniques perdaient leur “caractère démoniaque” et que chaque accident en est le rappel.