Les médiarchies protégées par la merdiacité merdiatique nous plongent dans la merde…
La surabondance de discours déplorant un manque d’attention suspecté de prendre des proportions pathologiques s’identifie souvent à une litanie réactionnaire qui pèche par quatre formes de simplification. D’une part, elle se conjugue sous le mode d’une crise sans précédent, véritable mal du siècle (amnésisme). D’autre part elle fait porter la plupart de ses accusations sur les appareils de médialité numérique (écrans d’ordinateurs, tablettes, smart phones) qui nous distraient de notre environnement immédiat pour nous rendre accros à des jeux fictionnels ou à des socialités lointaines (technologisme). Troisièmement, cette litanie articule généralement les problèmes en termes strictement individualistes, blâmant “les d’jeunes” pour leur addiction aux réseaux asociaux ou aux jeux en ligne, quand elle ne les innocente pas sous couvert d’un “Trouble de Déficit Attentionnel et d’Hyperactivité”, traité par voie médicamenteuse. Enfin, cette litanie repose sur une opposition simpliste entre une attention érigée en “Bien absolu” et une distraction assimilée à un “Mal irrémédiable” (manichéisme). Il importe de prendre un recul critique face à de tels discours exprimant un malaise dont les causes sont bien réelles, mais néanmoins trompeuses en prenant leur contrepied sur chacun de ces quatre points.
Il y a plus d’un siècle que notre faculté d’attention est régulièrement dénoncée comme étant au bord de l’effondrement : c’est tout le capitalisme industriel qui induit depuis les années 1880 une crise permanente de l’attention, quoique les symptômes de cette crise permanente se déclinent toujours différemment selon les innovations “merdiatives” qui caractérisent chaque époque (presse périodique, télégraphe, radio-TV, ordinateurs en réseaux, smartphones), nous sommes bien davantage mis sous pression par nos rapports de production, par nos dynamiques économiques, par nos régimes de propriété et de répartition des revenus, que par les objets technologiques eux-mêmes. Même si chacun de nous perçoit ces pressions et les souffrances qu’elles induisent à sa petite échelle individuelle, ce sont avant tout des logiques collectives et environnementale qui sur-sollicitent nos attentions et c’est d’abord au niveau de ces dynamiques “trans-individuelles” qu’il convient de trouver des solutions d’autant plus que le manichéisme implicite aux discours les plus couramment tenus sur “la crise de l’attention” repose sur une simplification à la fois évidente et trompeuse. Oui, bien sûr, il est généralement mieux de se concentrer sur ce que l’on fait (si l’on entend bien le faire), et, oui encore, une distraction peut avoir des conséquences dramatiques…
Par exemple si l’on conduit un Hot Rod surpuissant en pleine circulation… La concentration n’est pas toujours une bonne chose, on trouvera par exemple salutaire de se laisser distraire par une discrète odeur de fumée, qui nous poussera à fuir un début d’incendie avant que les flammes ne nous encerclent irrémédiablement. Distraction et attention ne s’opposent en réalité que de façon trompeuse. Les complaintes sur notre époque distraite reposent sur une réduction fréquente en psychologie, qui assimile toute attention au fait d’être intentionnellement concentré sur une tâche unique. Une certaine économie psychique conçoit en effet l’attention comme une ressource mentale rare, dont la quantité est limitée pour chaque individu et dont il s’agit d’allouer au mieux la distribution. Les études les plus connues dans ce domaine mesurent les limites de nos capacités de concentration et de focalisation sur une tâche assez exigeante pour monopoliser à elle seule l’intégralité de nos ressources disponibles. C’est de cette vision concentrationniste de l’attention que nous aide à nous émanciper en contrastant les arts optiques (comme la peinture) aux arts tactiles (comme l’architecture), il évoque sur le registre de la distraction une attention d’arrière-fond que nous portons aux lieux dans lesquels nous évoluons.
Notre imaginaire de l’art envisage un spectateur concentré sur l’œuvre qu’il est en train de contempler : on dit qu’il se plonge dans cette œuvre, qu’il est absorbé en elle. Au contraire, la masse distraite absorbe tout en elle même si les pensées sont absorbées dans des préoccupations ou des rêveries très éloignées du lieu où se déplace notre corps, nous sommes bel et bien attentifs de façon automatique, diffuse, non-volontaire, non-consciente, non-focalisée – aux propriétés de l’environnement perçu autour de nous. La marche d’un passant au sein d’une foule ou la simple traversée d’un espace domestique illustrent le paradoxe d’une attention architecturale/environnementale qui reste attentive aux obstacles et aux affordances d’un lieu, sans pour autant intentionnellement mobiliser des ressources mentales pour les concentrer sur une tâche à laquelle il faille faire attention d’arrière-fond… Il y a des types et des régimes d’attention très divers, dont la concentration intentionnellement focalisée n’est qu’une modalité particulière, incidente et tangente. Or la personne distraite peut elle aussi développer des habitudes. C’est seulement par notre capacité à maîtriser certaines tâches de façon distraite que nous nous prouvons qu’elles nous sont devenues habituelles.
Au moyen de la distraction, l’art établit à notre insu le degré auquel l’aperception est capable de répondre à des tâches nouvelles. Et comme, au demeurant, l’individu est tenté de se dérober à ces tâches, l’art s’attaquera à celles qui sont plus difficiles et les plus importantes, toutes les fois qu’il pourra mobiliser les masses. Le cinéma est la forme d’art la plus emblématique de cette “réception en état de distraction”. Ce sont ces mutations fondamentales auxquelles nous aveuglent les discours dominants sur la crise d’une attention envisagée dans sa seule dimension concentrationniste. Le manichéisme sous-jacent à toute opposition exclusive entre attention et distraction repose en réalité sur un problème plus général. Toute accusation ou toute lamentation sur les méfaits de la distraction présuppose un jugement de valeur relatif à l’importance de ce vers quoi se dirige l’attention des subjectivités impliquées dans la situation… Être (considéré comme) distrait, c’est toujours être attentif, mais à autre chose que ce qui est (considéré comme) important au sein de la situation envisagée. L’élève distrait en classe ne souffre pas d’une absence ou d’une paralysie de son attention ; il la consacre à autre chose qu’à écouter ce que lui dit, ou ce que souhaite lui faire faire, la personne chargée de l’éduquer.
Il n’y a donc de distinction entre être attentif ou être distrait que du point de vue d’un certain système de priorités, donc d’une certaine éthique. Le moment de la prière pourra être considéré comme une distraction pour l’homme d’affaires sur le point de conclure un contrat, tandis que les soucis de comptabilité pourront être vécus comme relevant du divertissement par l’exalté religieux. On pourra donc trouver une vertu éthique à (ce que d’autres caractériseront comme de) la distraction, dès lors que s’y affirment des valeurs dont l’importance relative est socialement contestée. On comprend facilement en quoi cette dimension éthique touche rapidement à des questions politiques. Être (considéré comme) distrait, c’est généralement être attentif à autre chose que ce à quoi l’autorité en place souhaite nous rendre attentifs. Nous localisons souvent le pouvoir dans une capacité de contrainte s’exerçant contre nos volontés individuelles. Mais on a appris à repérer, au moins depuis les travaux de Michel Foucault, des formes de pouvoir qui n’ont pas besoin de recourir à la contrainte, à la menace ou à la violence ouverte, parce qu’elles s’exercent au niveau de la constitution même de nos désirs. Préalablement à tout questionnement éthique comme à tout débat politique, il convient de repérer des dynamiques de structuration de nos attentions,…
Ce sont elles qui distribuent a priori l’importance relative que prendra telle ou telle information donnée à notre “aperception” (partage du sensible)… On imagine sans peine comment, au sein de certains dispositifs d’endoctrinement, la distraction puisse revêtir le caractère d’une vertu politique de la plus haute importance, même si discriminer ce qui relève de l’endoctrinement de ce qui relève de l’éducation est aussi problématique qu’envisager un consensus sur ce qui serait véritablement important pour nous tous et toutes. S’il est pourtant un domaine susceptible de revendiquer un tel consensus davantage que d’autres, on pourrait raisonnablement le chercher du côté des menaces écologiques globales qui mettent aujourd’hui en péril les formes de vie développées par les sociétés humaines d’un bout à l’autre de la planète Terre. On peut s’attendre à ce que l’immense majorité des humains considèrent comme prioritaire d’éviter un effondrement de biodiversité, dont une étude récente annonce qu’à moins de transformer nos façons de produire de la nourriture, les insectes dans leur ensemble seront condamnés à l’extinction à l’horizon des quelques décennies à venir, avec les conséquences que l’on peut imaginer sur la vie des autres espèces, à commencer par l’absence de pollinisation…
Or force est de constater que, jusqu’à ce jour, les questions écologiques sont majoritairement considérées comme de désagréables distractions par rapport à la priorité politique qui obnubile l’attention de nos dirigeants, celle de la “croissance économique”. À la lumière de cette vertu écologique de la distraction, il faut requalifier notre crise de l’attention non pas comme relevant d’un déficit pathologique, mais bien au contraire d’un excès tragique d’attention, absurdement concentrée sur un indicateur leurrant sensibilité et de sensibilisation. L’attention nous tend vers (ad-tendere) un phénomène dont nous avons des raisons (bonnes ou mauvaises) de penser qu’il importe pour nous. La distraction nous tire loin de (dis-trahere) ce phénomène pour développer notre
sensibilisation à d’autres phénomènes étrangers au premier. Ce détournement de la sensibilité, central dans l’expérience esthétique, peut être envisagé du point de vue de l’artiste, lorsqu’on caractérise son travail comme une extension des usages d’une certaine technique, extension permettant d’étendre les potentiels de cette technique au-delà des attendus idéologiques ou commerciaux qui en limitent les puissances. Ce déport de la sensibilité peut être envisagé du point de vue des lecteurs-auditeurs-spectateurs, lorsqu’on caractérise leur attention…
Regarder une image pour en faire l’objet d’une expérience, esthétique, c’est se distraire de l’habitude qui nous y fait identifier un certain contenu
représentationnel , afin de déporter notre attention sur des détails, des propriétés incidentes, des caractéristiques formelles propres à remettre en
question les catégories à travers lesquelles nous identifiions ce qu’est un arbre, un visage, une image, une forme, une couleur, un détail. La vertu esthétique de telles expériences de distraction sensorielle consiste à frayer les voies de concentrations alternatives, qui nous permettront d’enrichir progressivement l’empan et la granularité de nos dispositions perceptives (menschliche Wahrnehmungsapparat). Je résume : En contrepied des discours hégémoniques tenus sur “la crise de l’attention”, j’ai tenté de faire émerger certaines vertus attribuables à d’autres formes d’attention, que risque d’étouffer le paradigme
concentrationniste. On a ainsi vu comment la distraction éthique peut témoigner de systèmes de valeurs non-standard, comment la distraction politique peut questionner les distributions d’autorité, comment la distraction écologique peut s’avérer salvatrice en humant des odeurs de souffre plutôt qu’en calculant des anticipations de profit et comment la distraction esthétique peut prendre la forme d’une concentration alternative…
Le concentrationnisme attentionnel a partie liée avec la discipline imposée simultanément aux ouvriers d’usine rivés à leur poste sur les chaînes de montage et aux étudiant(e)s envoyé(e)s en masse dans les écoles de la République, mais la monofocalisation attentionnelle mérite d’être comprise comme l’équivalent mental de la monoculture expérimentée et développée dans le cadre de la plantation esclavagiste. Là où avaient poussé des milieux de vie diversifiés et enchevêtrés, aux dynamiques dispersives, des conquérants ont substitué des plantations concentrées sur le profit capitaliste. La colonisation des peuples et des terres a généré une agriculture à la fois industrialisée (fondée sur des économies d’échelle conçues d’emblée aux dimensions planétaires standardisée par l’indifférentiation de la main d’œuvre esclavagiste, puis automatisée), centrée sur la production d’une seule espèce vivante (à l’exclusion de toute autre) et conçue sur le mode extractiviste (consistant à exploiter pour son profit les ressources disponibles sur un territoire, sans se soucier ni de leur reproduction ni des externalités négatives entraînées par leur exploitation). C’est sans doute le terme de plantationocène qui rend compte de notre époque historique, mieux que ceux d’anthropocène (tous les humains n’y sont pas concernés au même titre) ou de capitalocène (l’Union soviétique a été extractiviste).
Le stade néolibéral du capitalisme financier ne fait aujourd’hui qu’étendre aux attentions humaines le mode d’exploitation extractiviste développé jusque-là pour l’arraisonnement des ressources environnementales et des gestes corporels. Les appareils et les multinationales que les lamentations ambiantes identifient comme les agents principaux de notre distraction pathologique (Google, Amazon, Facebook, Apple, Baidu) se caractérisent essentiellement par leurs capacités à exploiter nos attentions à des fins de profit financier, en les considérant comme une ressource à extraire sans se soucier ni de son renouvellement, ni des effets induits par le mode d’extraction opéré. Le risque est grand que nos milieux culturels diversifiés et enchevêtrés se trouvent progressivement colonisés par des phénomènes de standardisation, de monoculture et d’exploitation épuisant les ressources mêmes dont on tire
profit. À l’âge de la gouvernementalité algorithmique, l’attention plantationocène nous menace bien davantage par ses dynamiques concentrationnaires que par ses distractions. L’hégémonie désormais mondiale du capitalisme financier relève en effet de la monomanie : elle tend à aligner toutes nos attentions – à travers leurs innombrables différences culturelles, sociales, individuelles – sur une monofocalisation obnubilée par le seul indicateur du profit actionnarial.
Quoi que nous fassions, et même si la dynamique propre du capitalisme pousse à la diversification, voire à la singularisation, par certains de ses aspects, c’est le taux de capitalisation ou de profit actionnarial qui est en position d’assigner une forme de métavaleur déterminant la valuation de tous nos gestes. Loin de nous distraire ou de nous tirer les unes loin des autres, la finance opère comme une force intégrative, en poussant chacune et chacun à se focaliser sur la tâche génératrice de profit maximal et en distribuant ces assignations de tâches selon la logique optimisatrice unique de la compétitivité financière. C’est bien la logique de la plantation qui colonise désormais nos gestes mentaux et relationnels, après avoir colonisé nos prairies, nos forêts et nos ateliers de travail manuel. Comment résister à cette colonisation de nos attentions ? Dans un régime où ce qui est mis en circulation pour attirer nos attentions – avec des mobilisations de ressources sans précédent – est majoritairement alimenté en fonction des perspectives de profits qui peuvent en être escomptées, comment se soustraire à la pression gravitationnelle d’un capitalisme financier dont l’emballement écocidaire et égocidaire paraît de plus en plus clairement avéré ? J’aimerais interpréter l’engouement que connait la France depuis l’été 2018 pour la notion d’effondrement comme un geste de décolonisation…
C’est en réalité un geste de distraction radicale au sein d’un régime dont l’intégration concentrationnaire et totalitaire – bien plus que la dispersion pathologique – est devenu le problème principal. Envisager sérieusement (voire pratiquement, pour autant que cela soit possible) l’effondrement des
infrastructures qui assurent actuellement la satisfaction de nos besoins vitaux comme de nos goûts de luxe, pourrait bien ouvrir un horizon intellectuel au sein duquel les problématiques de la distraction et de l’attention se renversent de façon particulièrement déroutante. Aussi bien la lutte frontale que la protestation se sont avérées soit impuissantes à endiguer les méfaits du néolibéralisme, soit cooptées pour renforcer un système habile à instrumentaliser les résistances qui, en le remettant en question, l’aident à s’adapter à des exigences nouvelles. Seule la modalité de la fuite (exit) semble en mesure de sérieusement menacer un appareil de capture qui se nourrit aussi bien (quoique différemment) de l’adhésion que du rejet qu’il suscite. Les enseignements de l’économie de l’attention sont assez clairs sur ce point : depuis May West clamant qu’il n’y a pas de mauvaise publicité, jusqu’à Donald Trump profitant des sarcasmes des médias bien-pensants pour bénéficier d’une exposition publique sans précédent et parfaitement gratuite.
Il est devenu évident qu’on fait le jeu de son adversaire en lui faisant la faveur de le critiquer ou de le dénoncer. Le pire traitement qu’on puisse infliger à son pire ennemi est de n’en pas parler. La lutte et la protestation concentrent notre attention sur lui : elles font son jeu et attisent sa flamme, en enfermant nos propos et nos actions dans une (op)position qui reste indexée sur ses propos et ses actions. La fuite – la distraction – est le meilleur moyen d’interrompre l’incendie, en arrêtant d’alimenter un feu qui vit de l’attention qu’on lui porte. Les centaines de milliers d’étudiants qui se mobilisent pour des grèves de cours et pour des manifestations de rue afin de réveiller les décideurs de leur somnolence complaisante ont pour but de mettre (enfin) les problèmes climatiques et écologiques au cœur de nos attentions et de nos politiques publiques. Ils font de la politique, selon les modalités identifiées comme relevant de l’agir politique depuis plusieurs décennies. Ils ont, bien entendu, parfaitement raison d’accuser nos obsessions comptables étroitement économicistes (la dette publique, la crainte de fermetures d’usines et de baisse de la croissance) de nous distraire de problèmes autrement plus importants. Il est impossible de ne pas être pleinement de leur côté dans les batailles qui s’annoncent et dans les revendications qu’ils y formulent.
Notre avenir commun dépend de l’attention que nos sociétés – à commencer par les décideurs que nous élisons comme par ceux que nous n’élisons pas – sauront porter à ces revendications. Différents aspects de la vague effondriste (plurielle et hétérogène) qui commence à déferler sur la France appellent toutefois à recadrer la façon dont nous envisageons ce mouvement étudiant, ainsi que le mode d’agir politique qu’il emblématise. Devant ce qui relève
de plus en plus évidemment d’une urgence écologique, la politique-as-usual comme le business-as-usual peuvent raisonnablement être accusés de relever eux-mêmes d’une sorte de diversion et de divertissement. Le XIXe siècle a vu les religions se faire accuser d’être des opiums du peuple… Au XXIe siècle, ce pourrait bien être la politique elle-même qui se voie taxée de dopamine des multitudes (plutôt que de sérotonine). Défiler dans la rue, chanter des slogans, signer des pétitions, publier des déclarations, passer à la TV, accumuler les likes, récolter les retweets – bref : capter l’attention publique – tout cela libère sans doute de jouissives doses de dopamine au niveau de l’aire tegmentale ventrale et du striatum de notre appareil cérébral (selon les mécanismes hormonaux de nos circuits de récompense). Mais cela ne réussit qu’exceptionnellement à infléchir les pratiques destructrices de biodiversité.
Si, au sein de nos médiarchies actuelles protégées par la merdiacité merdiatique, l’attention politique se fait ainsi résorber dans le divertissement, alors c’est peut-être du côté d’authentiques “politiques de la distraction” qu’il faut espérer voir surgir des alternatives radicales, dont la distraction effondriste pourrait
servir d’emblème. Leur formule pourrait se condenser de la manière suivante : dès lors que toute attraction attentionnelle de masse se fait happer par les attracteurs médiarchiques qui intègrent nos multiples besoins et désirs selon les dynamiques extractivistes du profit financier, avec pour effet de contracter ces besoins et ces désirs autour d’agendas prétendument communs mais pratiquement écocidaires, les politiques de la distraction s’efforcent de nous extraire des attracteurs extractivistes en opposant à la contraction financière de nos désirs la diffraction solidaire de nos besoins. Une telle formule s’accompagne d’un corollaire : reconsidérer notre existence actuelle à la lumière de la perspective effondriste constitue une porte d’entrée privilégiée dans les politiques de la distraction. La distraction constitue le mode d’apperception le plus approprié à l’effondrement dispersif qui caractérise nos modes d’existence sous l’hégémonie du capitalisme extractiviste. Au lieu d’admettre l’effondrement dispersif, ces spectacles recollent les morceaux après coup…
Non seulement le désordre social est décrit comme tendu dans l’anticipation d’un inéluctable choc qui le bouleversera, mais prospère la pensée qu’un jour, sans crier gare, tout va éclater après une chute désintégratrice et un effondrement dispersif ! La distraction ne relève pas d’un déficit. Elle ne fait pas l’objet de lamentations nostalgiques, regrettant un âge d’or d’intégrité, d’authenticité et de présence à soi corrodées par les méfaits de la modernité, la distraction constitue le mode d’appréhension le plus adapté à la vérité profonde de notre monde superficiel, disparate, hétérogène, dispersé. À l’heure où nos attentions sont assiégées par des ciblages algorithmiques de plus en plus finement focalisés sur nos adresses IP, cette culture de la distraction implique sans doute cette confiance dans la maladresse d’une politique qui ne relève pas (seulement) d’une dopamine des multitudes ! Les plus précieuses réponses à nos problèmes les plus urgents sont sans doute celles qui déportent nos gestes loin des questions qui nous sont adressées, et vers lesquelles nous ne tendons souvent que comme le papillon vers la flamme. Et à cet égard, les nouvelles médialités algorithmiques tissant nos avenirs possibles ne sont peut-être pas tant à chercher dans la face publique des plateformes sur lesquelles se focalisent les discours déplorant la crise de l’attention…
Je pointe évidement Facebook, Google, YouTube, Twitter, Instagram, etc), mais davantage dans l’alternative qui est à peine en train d’émerger entre deux modalités de valuation de nos activités. D’un côté, cinq siècles de colonisation capitaliste et quatre décennies de néolibéralisme nous font hériter d’une dynamique de valuation résolument extractiviste, où la diversité de nos activités se trouve officiellement promue (par le dogme de la libre concurrence), tout en étant effectivement subsumée sous l’impératif unique, totalitaire et tendanciellement homogénéisateur, d’un unique critère ultime (celui du profit actionnarial). Ce sont ici les algorithmes de trading à haute fréquence qui emblématisent les médialités typiques de ce mode de valuation : des appareils de computation communiquent avec d’autres appareils de computation pour ajuster nos investissements selon une attention automatisée purement quantitative mise au service d’un critère d’intégration unidimensionnel. D’un autre côté, les efforts de réappropriation sociale des systèmes de blockchain
ouvrent la perspective d’une coordination rendant justice à la dispersion de nos désirs et de nos valeurs, par le moyen de smart contracts émis de façon ad hoc à l’occasion de nos besoins collaboratifs infiniment différenciés.
Les appareils de computation sont ici mis au service de valuations multidimensionnelles, sans chercher à imposer ni une unité de façade, ni un classement intégrateur aligné sur un méta-critère hégémonique. La multitude d’extériorités trouve alors à s’enchevêtrer de façon coordonnée et contract(ualis)ée, quoiqu’« immaîtrisée », respectant ce précieux désordre sociétal que la distraction est mieux à même de gérer que l’attention concentrée. On voit ainsi s’esquisser deux types d’habitation et d’habitudes au sein du mode tactile d’attention architecturale, par opposition au mode optique de la contemplation
concentrée… Le capitalisme globalisé entérine des habit(u)ations extractivistes qui colonisent le monde en termes d’usage et d’affordances, attirant tout à soi (à commencer par l’attention d’autrui) pour en tirer profit, analysant nos milieux vitaux en fonction des ressources qu’ils peuvent mettre à notre service, sans avoir égard aux fonds restant en arrière-plan des figures (généralement chiffrées) qui en sont extraites. Ces habit(u)ations extractivistes dominent aussi bien, à l’échelle la plus ténue, l’apparente « normalité » de nos pensées neurotypiques… L’intégration planétaire de nos activités productives à l’aune de la finance numérisée, en passant par les innombrables draperies grâce auxquelles nos spectacles couvrent le chaos du monde…
Mais c’est sous les couleurs d’une rassurante mais illusoire unité… En compléments indispensables et en contrepoisons (davantage qu’en substituts) à ces
habit(u)ations extractivistes, les éco-politiques de la distraction requièrent des habit(u)ations dispersives restant à l’écoute distraite des bruits de fond, pour ajuster nos gestes à nos milieux par le bien-être immédiat d’entrer en résonance avec eux, plutôt que comme un moyen calculé d’en retirer des profits médiats. Ce que démontrent tragiquement les menaces croissantes d’effondrement civilisationnel, c’est qu’habiter un milieu exige davantage qu’être à l’affut des affordances que ce milieu présente. Des écopolitiques de la distraction sont indispensables pour cultiver notre sensibilité tactile (architecturale) aux fonds dont se nourrissent les figures que notre attention extrait de nos milieux. Peut-être qu’un effondrisme dispersif, pacifiste, pacifié et pacificateur, tolérant envers ses maladresses, esquisse l’attitude la mieux à même de frayer des possibilités de vie désirablement distraites dans les ruines du capitalisme
extractiviste… Waouw… Merci d’avoir lu jusqu’au bout du bout et de proposer ce texte à la lecture en déposant un lien dans les réseaux asociaux ce pourquoi vous êtes remerciés d’avance avec congratulations en fanfare