Orange mécanique…
Un paysage saturé de voies et des véhicules circulant sans arrêt, sans embouteillages, sur des formes parfaitement rationalisées, dessinées pour le flux rapide de machines mouvantes, sans piétons, sans contact. La ville semble plus être habitée par des automobiles que par des êtres humains. Les fenêtres fermées des voitures protègent ces derniers du regard des autres. Ils sont là, à l’intérieur, cherchant l’abîme dans cet unique lieu d’interaction à la fois véhiculaire et corporel avec les autres. C’est un monde dominé par la technique et sa façon d’aménager rationnellement la vie, d’instaurer la perfection ou, du moins, de la procurer. L’avenue et l’automobile agissent comme des métaphores d’un monde qui crée ses propres institutions de contrôle. La ville n’est que circulation véhiculaire. La scène est toujours la même, il n’y a rien de nouveau. Pourtant, cette vision, malgré sa répétition, semble être une fascination…
C’est une façon panoptique de contrôler les lignes homogènes des voitures et l’ordre social régulé de la ville. Le métal, le feu, s’imposent par leur nature mobile… L’automobile est le monument mobile de ce qui est évanescent, symbole d’une ville qui relègue sa tangibilité architecturale pour être une autoroute sans corps. Le mouvement continu des véhicules annule le support, cache le béton, neutralise sa solidité. C’est la réduction du monde à l’avenue, aux parkings, garages, aéroports et gratte-ciels d’où contempler le paysage. Amenée à son extrême, la voiture est une machine où vivre. Le flux du trafic, la sveltesse des corps, la solitude, jouissent de la stylisation et de l’évanescence des valeurs. Il n’y a jamais d’excès de décor, les rues de gens, les murs et les corps existent détachés des accessoires. Il n’y a que la froideur qui les couvre. L’avenue est la métaphore d’un ordre régulé où les choses doivent exister…
Mais sans leur passé, sans leur histoire. Seuls les corps semblent saturés de mémoire. Seule leur peau peut nous parler de leurs biographies. Ils ont franchi l’abîme et l’ont dépassé en rencontrant la technique. Prothèses, cicatrices sont conséquences de l’instant provoqué. La quantité de matière métallique collabore à sa beauté tout en la stylisant. Les personnages sont un produit direct d’une machine du mouvement qui a engendré une sensibilité à la vitesse. Des formes nouvelles traversant les corps, modifient la perception et organisent les rapports avec le monde. La simple exactitude des formes géométriques, introduites dans l’ambiance de la vie quotidienne, donne l’illusion d’un mental moderne. L’appartenance à ce monde rationalisé exige des individus libérés des fixations sentimentales. Aucune expression de passion, aucun geste exprimant la douleur ou la satisfaction.
L’expérience prend la forme du déracinement. Il n’y a aucun ailleurs, ni spatial ni temporaire ni physique. Mais la question du pouvoir ne se manifeste pas, devenant évanescent. Le besoin d’interaction sociale semble être absent de l’expérience. Il émerge ce que l’on pourrait appeler un stade différent où l’univers d’oppression n’est pas explicite. La recherche d’identité individuelle et sociale a cessé d’être une affaire vitale. D’où, peut être, l’ennui, l’insatisfaction, le dégoût. La saturation d’automobiles étranges est l’expression de recherches solitaires dans l’univers des défis établis par la technique. La concurrence ne se fait pas entre des individus mais entre eux et les machines. L’utopie et les rêves se sont effondrés et il n’y a rien qui a pris leur place. La seule identité, toutefois fragile et éphémère, est faite de la nostalgie des vieux héros aimés par une génération dont les voix de rébellion ont été exploitées.
Héros pris de la poubelle culturelle d’une société de la consommation dans une époque qui a choisi l’érotisation de la machine et le vertige. Son image est reprise et revivifiée à travers le simulacre. La mémoire est réduite à un morceau, un fragment de la légende de l’usine à rêves chargée d’une nostalgie pour une époque passée. Les nouveaux héros sont déjà morts. Sur les autoroutes les héros n’existent pas et il ne reste plus qu’à tenter de revivre de façon spectaculaire les anciennes légendes créées par la consommation. Le spectacle du simulacre compte avec ses fans et ses opposants. Alors, il est spectacle et résistance à la fois devenue spectacle. Le support de l’expérience est la technique. Comme résultat, nous vivons aussi bien la culture que la nature d’une forme intensément troublée. Les personnages sont maintenant des sortes de citoyens habitant une ville transparente, sans traces, sans racines.
Il n’y a rien chez eux qui puisse évoquer l’âme. Qui n’existe d’ailleurs pas. Cette expérience de déchirement ouvre le chemin au sexe, qui est la possibilité de se réconcilier avec la nature scindée de la vie, expression limite de corps saturés d’expériences techniques, ce qui n’est autre que la mélancolie face à des objets artificiels qui transpirent de la même façon que la nature inerte. Le même plaisir vide. Si le rêve est l’invention technique, l’accident qu’est mourir est la conséquence de cet idéal, son côté obscur. Les futuristes ont parlé de la guerre comme un accident esthétique car elle inaugure le rêve de la mécanisation du corps humain. Les voitures se fondent avec la nature humaine. La machine provoque des palpitations, des joies, amène à la limite des conséquences d’une époque. Les corps connaissent la forme de l’éphémère, qui vieillit rapidement, défiant toutes vérités en se lançant dans l’abîme…
Mais c’est pour n’arriver, finalement, qu’à leurs propres limites et de lancer les corps à la recherche d’une nouvelle sensation, inrenouvelable, d’une satisfaction impossible. Nécessité vivante de l’action, variété continue, stimulation permanente de sensations tactiles. Comme les voitures, les personnages se déplacent dans un présent composé de segments et de répétitions. La pauvreté de l’expérience, ne peut pas être interprétée comme un regret d’une expérience nouvelle. Non, ils ont déjà tout dévoré, la culture et l’homme et ils se trouvent sursaturés et fatigués. Eloge donc en finale du moment intense qui a été possible grâce à la technique. Il s’agit de l’appauvrissement de l’expérience, en même temps, et peut être comme conséquence, que le développement rapide qui invente autant de machines ce qui est une sorte de nouvelle barbarie. Il ne reste que l’inertie … Après on meurt…