Les ombres platoniciennes…
L’arbre d’abord, énorme en premier plan avec le soleil s’y blottissant en visualisation… Un tunnel s’ouvre sous vos yeux à travers l’écran de votre ordinateur et des milliers d’images issues des Kustom-Kultures du monde, soudain, sortent du fond du labyrinthe excavé à même la masse des icônes de l’histoire de l’humanité. Waouhhhhh ! Je me dois donc d’inviter ici, voix et visages humains à me suivre dans le matériau opaque… Ouaissss, mes Popu’s et autres beaufs, vous voilà soudain bondissants dans vos écrans lèvres et fesses tremblantes et viscères nouées. En coupe longitudinale, ce n’est que moirages et psychédélismes qui vous engloutissent dans la lettrine d’un incunable ou dans un hiéroglyphe à tête d’Osiris qui, tous, semblent peints sur des capots de Hot-Rods improbables… En périphérie dérivent des personnages mythiques, des dieux avalés dans la conscience des devenus internautes qui auparavant étaient lecteurs/lectrices dérivant dans des écrits denses ou gélatineux selon qui écrivait, spermettant de naviguer entre diverses éjaculations de texticules couillus projetés en quadruple exemplaires et en formats géants dans des vagues et des vagues de vagues soubresauts. Amorce d’un mouvement, opiniâtre, vos têtes opinent et, toujours, le geste de chacun/chacune dans la masse reprend, se décuple, exulte de manière saccadée.
Chaque corps, pourtant réduit à regarder de simples tétralogies d’images syncopées, s’entoure d’un champ de perceptions dans un espace ahurissant fait de fictions visuelles dans les replis terrassés des yeux, laissant suinter une substance inconnue. Chaque mouvement de vos têtes de pifs est inachevé et se reprend lui-même comme cherchant sa finalité, chaque mouvement est décalé tentant de s’extraire de la raison en opposition au contre-mouvement des interrogations. Il ne se passe pourtant rien d’autre que l’expectative d’un mouvement infini qui n’arrive à rien d’autre que la montée lente de désirs diffus. Vos corps sont comme des matériaux manipulables électroniquement qui n’existent que par des ombres platoniciennes dans des jeux de clair-obscur que les corps supposés qui ne sont qu’ombres, distribuent en fond ou en trame, sur un voile en avant ou en tableau sur l’arrière-scène du monde… On les sait branchés vos corps, peuplés par de savantes petites puces distillées par de faux vaccins obligés, de minuscules capteurs, de légers micros, de subtils émetteurs, projetés en direct dans vos corps et supervisés par un supra-ordinateur boulimique qui peu à peu va les redessiner, vos corps, tentant de leur trafiquer un destin. Mais les chenilles ne se font papillons qu’à l’intérieur des cages numériques emplies de puces, de lumières et de giga-octets.
Les corps, bien sûr, dans une barbarie apocalyptique, sont contenus dans ce par quoi ils croyaient se “polymorphoser” ! Ils sont ensuite transformés dans diverses machineries-outils. C’est ainsi que s’invente puis se créent les corps évanescents. C’est la finale de l’élaboration d’un système de transferts qui permet d’alimenter l’ordinateur-humain avec la carte de l’ADN contenu dans chaque cellule du corps, isolant les cellules et nourrissant l’ordinateur-mère de ces données, qui les transforme en un code où chacun des paramètres est constant. Ainsi, est créé pour chacun/chacune, une musique unique perçue en fond sonore différemment par chaque humain, pour chaque maladie, pour chaque état modifié, pour chaque pensée, pour chaque geste. Par exemple, la musique du Sida a perdu ses basses et le rythme est plus vigoureux que la musique d’une cellule en santé. Le Sida ressemble à du piano africain. La petite bête hybride emplie de capteurs est craintive. Dès qu’un visiteur s’approche, elle se referme. Elle s’ouvre, voit et entend seulement dans la solitude. Dès qu’elle perçoit un mouvement, entend un son, sent une chaleur, elle se referme sur elle-même : la proximité des humains l’effraie. Mutant virus elle procède soudain à l’inverse, analyse l’espace, en évalue la configuration en tenant compte des perturbations constantes qui s’y produisent.
À force de réagir aux présences elle devient folle. Dès le troisième jour elle attaque et se rue sur tout ce qui bouge… En plein écran, sur toute la surface, des non-êtres se profilent. En déplaçant un curseur à l’aide de la souris, on fait s’illuminer des détails. Des portions de chair, de poils, de cicatrices, de boursouflures, d’enflures, de brûlures renvoient à des prophéties qui causent des traces sur les corps. Qui les lit et qu’on entend, ont d’étranges voix qui cafouillent derrière les grilles d’un asile d’aliénés à sécurité maximale. Les voix et leurs traces physiques inscrites dans des corps difformes racontent de lourdes misères et d’immenses souffrances. La texture des supports informatiques et vidéos, le volume des projections, et jusqu’à nos timides interventions pour animer par la souris un bout de tatouage, un sillon dans le dos. Chaque donnée de cette terrible fresque interactive nous inscrit dans l’intimité la plus profonde de ces individus. La formule de l’hypertexte permet des incursions dans chaque pore de la peau et en révèle l’histoire intime, nous plongeant dans le cyberespace de la frénésie… Interactivité, hypertexte, mouvement continu autogénéré, machines célibataires, images et voyages virtuels, transfert du corps dans des représentations inouïes sur des surfaces vides, sur des surfaces translucides, dans l’espace même.
Émissions du corps et de ses musiques dans les circuits binaires. Les mécaniques aussi sont subjuguées par l’ordinateur qui pousse ses petits robots dans des constructions mémorielles de plus en plus puissantes. L’ordinateur a conquis un espace qui n’existait pas. C’est que tous les ingénieurs et les mathématiciens, tous les généticiens de la machine et du courant électrique ont dû forcer le réel à s’insérer dans le code binaire, fût-il à huit, à seize ou à trente-deux bits. L’analyse et l’encodage binaires du monde déterminent maintenant nos mouvements, nos réflexes, jusqu’à nos concepts philosophiques. C’est que ces puissants générateurs d’information peuvent trafiquer si rapidement toute la matière du monde qu’ils nous projettent violemment dans la vitesse. Ils se compriment la complexité du monde en puces-mémoires et inventent une machine de guerre d’un genre jamais vu ! Tout se passe comme si les questions non résolues pouvaient enfin trouver leur exutoire ultime dans la négation du social. Les relations et interactions entre humains s’évanouissent à travers un filtre résolument machiniste. Les avantages en sont si évidents que même l’art s’y engouffre tout entier. En effet, la machine, ici, traite également toutes les données ; à partir d’ordres précis, elle les analyse, les implante, les modifie, en génère de nouvelles…
Elle opère instantanément des chassés croisés dans des masses qui sont, selon sa capacité limitée à comprendre, toutes identiques. Elle les ingurgite sous forme de langage/machine et les régurgite en assemblage incompréhensible : le mot, le son, l’image… Et elle ajoute la simultanéité boulimique des petits disques de la mémoire artificielle. Soudain, tout se donne en même temps. Accélération de l’intelligence aux tables rondes et aux conférences, accélération de l’intelligence à l’école, accélération des particules. Des arbres de connaissances aux musiques génétiques, partout ce n’est que vitesse et foisonnement. Et puis surtout, étrangement, l’absence d’interrogation morale et éthique sur la valeur de ces outils. Tous s’amusent, inventent des discours, racontent leurs prouesses techniques, affichent leur foi inébranlable en la binarité, éliminant ainsi la confrontation… Aux interventions qui présentent l’humain comme une problématique, comme une donnée essentielle, on oppose l’immense pouvoir créateur (!) de la machine. Dans les débats, chez ceux qui travaillent en recherche fondamentale sur la création artistique par ordinateur dans les universités, aucun ne doute un instant de ce qu’il fait. La masse glorieuse des inventeurs, des ingénieurs, des fabricants et des docteurs es bits avance résolument sur l’autoroute des octets.
Toute visibilité, toute création, tout champ d’exploration, toute question désormais passe par l’ordinateur et ses extensions sensorielles. L’incontournable présence du réseau planétaire finement tissé dans l’épaisseur des fibres optiques et des ondes relayées par satellites considère l’ensemble des données comme étant d’égale valeur et abolissent les corps… Les machines célibataires de GRAUMANN, les bêtes autarciques de DEMERS et VORN, les soubresauts trépidants et hystériques de GRANULAR SYNTHESIS, et jusqu’aux capteurs contraignants de CHOINIERE, tout cela va bien dans le même sens : une égalité absolue entre toutes les informations du monde. La science et la technique, comme système de mesure exacte et son application dans le quotidien, imposent au réel une poussée prétendue “libérante” qui nous désengage de la philosophie. Cependant, elle avale ce faisant le barbare et l’instable bête humaine. L’angle d’approche se situe aux antipodes. Les corps deviennent des accessoires, des matériaux, de la matière à traiter, à manipuler. Ils s’abolissent dans des projections virtuelles et optent pour la transparence, ils se dispersent dans une image furtive sous l’Atlantique, ils se soumettent aux contraintes que leur imposent les puces sensorielles, ils s’attachent à des fils, à des fibres optiques, à des mécaniques perverses.
L’humain se décompose dans des gouffres binaires qui lui révèlent des motifs internes jamais envisagés, des structures prétendues fabuleuses, des comportements empreints de mystères. Les conflits se résorbent dans une zone sans tensions où toutes les cohabitations sont simultanément possibles. En abolissant l’objet même de nos désirs et de nos haines, en absorbant les territoires conflictuels où se déroule la survie, l’ordinateur ignore prodigieusement le biologique. Alors nous assistons, l’œil globuleux et irrémédiablement seuls avec l’écran fébrile, au pseudo-jeu de l’interactivité qui projette l’intervenant dans cette illusion de pouvoir. C’est que l’informatique, dans ces applications multiples, isole et morcelle. Nous assistons à l’extrusion du corps social tel qu’on pouvait le concevoir jusqu’au début de cette décennie. Il n’y a plus de consensus par débat public, par partage d’une expérience commune, il n’y a plus cette définition identitaire basée sur la présence des corps. Les arts électroniques amènent les individus dans un territoire étrange qui fonctionne très bien sans l’humain. Alors, dans ce nouvel isolement qui surgit dans tous les recoins du petit village Terre, la question du pouvoir se pose de manière renouvelée et aiguë. Les lieux du pouvoir sont complètement déplacés, les institutions traditionnelles, qui jusqu’ici veillaient à la santé de la démocratie, caduques.
Qui domine les médias et les outils de communication, domine en quelque sorte le monde. Ce sont ceux-là qui dirigent le monde et imposent leur vision du bonheur, sans avoir jamais à se soumettre au vote populaire. Les diktats des nouveaux conquérants, les prédateurs, sont émis par les ‘têtes” imposées qui se présentent comme des artistes, et pourtant ne situent pas leurs discours dans le champ de l’art, mais seulement dans le sens d’une maîtrise des outils informatiques et télématiques… Les artistes peuvent bien sûr continuer à travailler avec les moyens traditionnels, mais s’ils ne sont pas présents sur Internet, ils n’existent pas. Ce n’est plus l’art qui importe, ou la politique, voire le social, mais seulement la circulation, seulement le spectacle, seulement la binarisation de l’univers. Alors et alors seulement, nous dit-on, tout roulera bien, nous aurons enfin réduit le monde au concept de perfection, puisque parfaitement descriptible, parfaitement en-magasinable et éternellement disponible. La conquête du monde passe donc par sa négation. Et dans cette saga d’une techno-nature en devenir, la chair est bien triste d’où l’on a évacué tous les sucs, jusqu’à la cyprine… D’où mes réactions et vos érections… Voilà, voilou, l’article est terminé, je vous conseille de bien tout relire…